dimanche 31 octobre 2010

Proposition Antonio Negri pour la séance du 3 novembre



Le commun semble être en Occident le lieu du non-droit. Non seulement il n’existe pas comme concept, mais il n’a pas de statut comme res. Nous reprenons au biologiste Garret Harding (« The Tragedy of Commons », in Science, 1968) une parabole qui illustre ce genre de lecture, et que cite à son tour le juriste italien Ugo Mattei :

Le commun entendu comme ressource librement appropriable, c’est-à-dire comme ressource commune, est une idée considérée comme inimaginable et néfaste parce qu’elle stimulerait les comportements opportunistes d’accumulation qui auraient tôt fait d’en déterminer la consomption définitive. Quand on raisonne de cette sorte, on considère comme réaliste l’image d’une personne qui, invitée à un buffet où une grande quantité d’aliments serait librement accessible, se jetterait sur celui-ci en cherchant à ingurgiter la plus grande quantité possible de calories au dépens de tous les autres, c’est-à-dire à consommer le maximum de nourriture en un minimum de temps, selon un simple critère d’efficacité. Dans un tel modèle anthropologique, le sens de la limite, créé par le respect éprouvé à la fois à l’égard de l’autre et à l’égard de la nature, est ainsi exclu a priori : il est irréaliste dans la mesure où il est fondé sur une vision scientifique purement quantitative.

J’aimerais à proposer un certain nombre de courtes indications pour expliquer ce type de modèle et m’y opposer à mon tour.


1) Quand on affronte le thème du point de vue académique, le commun est défini comme res nullius – littéralement comme chose de personne. Pour comprendre ce que cela signifie, il faut revenir un instant au passé, et souligner un premier point :

[ voir les travaux de UgoMattei ]
En Occident, depuis les origines, la dimension juridique est devenue fondamentale à partir du moment où elle s’est articulée autour de la figure de l’individu-propriétaire, dominus d’un territoire donné. On trouve en effet, à la racine du droit romain, les exigences contingentes d’une société clanique patriarcale dans laquelle les pater familias, chacun avec son groupe, contrôlent des espaces territoriaux définis sur lesquels exercer leur souveraineté. Les clans (gentes) sont formellement égaux entre eux, comme s’il s’agissait de micro-États dans un ordre international d’États souverains. Le droit et les institutions romaines naissent donc autour de 500 av. JC, à partir des cessions progressives de souveraineté accordés par des clans égaux les uns aux autres, établis sur des territoires limitrophes, et représentés par des pater familias, des propriétaires fonciers qui, avec le temps, vont finir par se réunir politiquement au sein di Sénat.

Les conflits privés entre pater familias à propos du dominium (c’est-à-dire la propriété privée) et de ses limites rendent nécessaires des institutions susceptibles de les résoudre. Ce sont de telles institutions juridiques qui se sont donc développées, et qui sont progressivement devenues autonomes par rapport aux institutions politiques, en particulier pendant ce que l’on appelle l’époque classique, entre le premier siècle avant J.-C. et le premier siècle après J.-C. Elles ont essentiellement consisté à mettre en place des mécanismes de nomination, pour qu’un praetor, un préteur, puisse nommer un patricien (un pair parmi les patres, les pères impliqués dans le conflit) comme iudex afin de lui confier la solution de la controverse. Le iudex était choisi parmi les semblables des querelleurs, et il n’était par conséquent doté de rien qui puisse de près ou de loin ressembler à une « culture juridique ». Aujourd’hui, on dirait qu’il s’agissait d’un laïc.

Au fur et à mesure que la société est devenue plus complexe, il est devenu de plus en plus nécessaire d’avoir recours à des « professionnels » privés, doués d’une véritable connaissance du droit – les juristes. Ces derniers, dans leurs cercles et dans leurs écoles, avaient développé - et conservé en bon ordre - tout une panoplie technique faite de formulae capables de réduire la complexité de n’importe quel conflit singulier à une alternative élémentaire, susceptible d’être résolue en termes de raison ou de tort. Qui a raison et qui a tort dans le très difficile conflit entre Aulus Agerius (celui qui recourt en justice) et Numerius Negidius (celui nie qu’il doit de l’argent) ? Le conflit entre sujets propriétaires devait par conséquent être transformé en une alternative simple, y compris pour les non-juristes, non seulement afin de le soumettre au iudex du cas d’espèce mais pour le rendre également reproductible dans d’éventuels cas semblables.
Le droit occidental naît ainsi comme un jeu à somme zéro, qui écarte les données factuelles considérées comme non-reproductibles et donc de peu d’importance, et pour lequel la raison d’un propriétaire ne s’étend que jusqu’à celle du propriétaire qui en est l’antagoniste, et qui nie précisément son pouvoir. Celui qui va au-delà des limites de sa propre raison et qui passe outre les frontières de son propre droit se met du côté du tort, qui est précisément l’opposé du droit (le droit chemin s’oppose ici au chemin tordu, la raison au tort juridique).

C’est dans ce cadre institutionnel, appelé à devenir plus tard un cadre conceptuel, que se développe le droit occidental. Il y a à ses racines une conception qui s’ancre dans les exigences de l’individu (proprétaire) pris dans les relations conflictuelles (à somme zéro) qu’il entretient avec une contrepartie processuelle. L’établissement du Corpus iuris civilis de Justinien (476 après J.-C.) sert d’épilogue à une histoire juridique qui dure en réalité depuis mille ans, et donne à l’Occident ses textes juridiques fondamentaux. L’ensemble est également accompagné d’un livre introductif connu comme Institutions, et d’un recueil de lois et de décrets de nature politique (Codex e Novellae). Justinien réunit et offre à ses successeurs un ensemble choisi d’opinions de juristes (principalement Paul, Ulpien et Modestin) faites pour dénouer les conflits réels en les formulant en termes de raison ou de tort (cfr. les ciquante livres de padettae ou de digesto). C’est sur la base de la compilation justinienne que se développera à partir di XIe siècle toute la « sapience civile » formalisée et perpétuée jusqu’à nous par les facultés de droit continentales.

Un modèle très ressemblant, fondé (bien que de manière moins envahissante) sur les mêmes éléments de provenance romaine, a été formalisé et conservé jusqu’à nos jours par la jurisprudence des Hautes Cours de la tradition anglo-américaine. Les Cours du common law, centralisées en Angleterre à partir du XIIe siècle, se sont à leur tour développées pour dénouer les conflits entre les grands propriétaires fonciers (les Barons), que Guillaume le Conquérant avait fait bénéficier de droits dominicaux de nature féodale. Là aussi, les juristes de profession ont joué un rôle très semblable à celui de leurs ancêtres romains : ils ont préparé la formule de l’alternative élémentaire que l’on soumet encore aujourd’hui aux jurys populaires laïcs (l’équivalent contemporain du iudex).
Dans ce cadre théorique et institutionnel, la place occupée par les biens communs est absolument marginale. En effet, ce qui n’est pas inclus dans la propriété privée peut soit appartenir à la res publica (l’État, grand absent de l’expérience médiévale continentale), soit être au contraire res nullius (chose de personne), et, en tant que telle, librement appropriable par tout un chacun. Le concept de res communis omnium, une chose ni privée ni étatique, et pourtant ‘non-absente’, est très largement sous-théorisée dans la tradition occidentale : très probablement parce que, depuis toujours, l’occupation du commun de la part du plus fort est l’un des instruments les plus fréquemment utilisés d’accroissement de la propriété privée. Il en résulte que la sous-théorisation de la différence entre ce qui appartient directement à tous (sans la médiation de l’État) et ce qui n’appartient à personne finit par correspondre aux intérêts de la classe propriétaire, qui contrôle par ailleurs le droit : une classe intéressée à élargir ses propres possibilités d’occupation des terres à travers la confusion entre les deux concepts. Encore aujourd’hui, la chose est aisément vérifiable : l’idéologie dominante est produite par l’intérêt exclusif des classes propriétaires.

On peut donc dire que les biens communs paient pour une sorte d’incompatibilité archéologique et structurelle avec les aspects les plus profonds de la juridicité occidentale – fondée sur la combinaison universalisante et exhaustive entre la propriété privée et la propriété de l’État, et lus récemment sur la rhétorique des droits individuels.


2) Le droit romain est repris et requalifié, après la longue parenthèse médiévale, en fonction des nécessités du capitalisme naissant. Or du point de vue juridique, c’est Grotius, au XVIIe siècle, qui interprète l’accumulation primitive de manière quasi définitive. Dans le chapitre II du Livre II de De iure belli ac pacis, et dans le chapitre V de Mare liberum (XIIe partie de De iure predae), Grotius effectue le passage de la communio primaeva , « dans laquelle les êtres humains utilisent les biens en commun, poussés par un appetitus societatis non pas égoïste mais au contraire harmonieux et pacifique », à une appropriation individuelle des terres communes, et donc à la formation du concept de propriété comme légalisation de l’occupatio. Grotius prévoie quatre modes d’appropriation : a) usage direct de la violence de la part du propriétaire ; b) accord formel, mais en général forcé, de tous ceux qui avaient l’usufruit du common field, c’est-à-dire de la terre commune ; c) permission royale spéciale, dont on a des traces sous le règne des Tudor en Angleterre ; d) acquisition par un seul propriétaire de la terre de tous les autres usufruitiers.

3) Les transformations de la propriété dans le capitalisme.
[ Voir les travaux de Sandro Mezzadra ]
La propriété privée moderne est née avec une référence précise à la fois subjective – l’individu – et objective – les biens matériels, c’est-à-dire avant toute chose la terre. Mais elle se transforme radicalement au fur et à mesure que la grande corporation remplace l’individu en tant que sujet propriétaire, et que les biens appropriables se dématérialisent (images, information, instruments financiers complexes, idées innovatrices : tout cela se substitue à la terre comme paradigme en fonction duquel le droit de propriété est contraint de se redéfinir). Il ne s’agit pas de développements récents ; mais il est évident que le contexte de la mondialisation capitaliste a fait passer à tout cela un seuil qualitativement décisif. Au-delà de ce seuil, la propriété privée recommence paradoxalement à se présenter comme aux origines de la modernité : structurellement entrelacée avec les dynamiques de l’accumulation, c’est-à-dire essentiellement celles de la dépossession au dépens d’énormes multitudes d’hommes et de femmes, à travers l’usage de vieilles et nouvelles « clôtures », véritables enclosures aussi bien matérielles qu’immatérielles.

4)
[ Voir à nouveau les travaux Sandro Mezzadra ]
La nouvelle production du commun - tout autant que sa conquête - est rendue possible en arrachant précisément le commun à la relation spéculaire qui liait jusqu’à présent ensemble le public et le privé ; c’est-à-dire en le comprenant comme la base matérielle d’une existence associative finalement libérée de l’exploitation. C’est là que s’ouvre à l’évidence un terrain extraordinaire pour la recherche théorique et l’expérimentation politique, et où le travail du juriste peut devenir fondamental. Non seulement du point de vue critique, mais également dans les termes positifs de l’invention d’un nouveau droit du commun. Dans le monde post-colonial dans lequel nous sommes en train de commencer à vivre, la reconstruction des archives juridiques non-occidentales pourra en particulier se révéler précieuse. Il faudra cependant y chercher moins des modèles pré-confectionnés que des expériences et des suggestions qu’il s’agira au contraire de faire résonner dans notre propre présent global.

5) Sur ce terrain, de nombreux juristes ont déjà commencé à travailler, bien que souvent de manière encore ambiguë. Cela concerne en particulier tous les juristes qui s’occupent de l’organisation juridique des réseaux. Plus généralement, ceux qui ont affronté ces thèmes avec la force la plus grande (non seulement techniquement mais du point de vue constitutionnel) sont les juristes post-luhmaniens). Il faut encore aller plus loin. Quand on rentre à l’intérieur de la structure du droit contemporain, les frontières (du conflit à somme zéro) entre le public et le privé ne laissent encore, pour l’instant, aucune place à un troisième pôle.
Cette rigidité et ce réductionnisme de l’analyse et des pratiques sont en réalité le produit d’une structure qui est commune à la fois à la propriété (le marché) et à la souveraineté (l’État) : la concentration du pouvoir. Les structures privées (propriété privée, sociétés par actions etc.) concentrent le pouvoir de décision et d’exclusion sur un seul sujet (le titulaire), ou bien dans le cadre d’une hiérarchie (l’administrateur délégué). De la même manière, les structures publiques (la bureaucratie) concentrent le pouvoir au sommet d’une hiérarchie souveraine symbolisée par l’exclusion de tout autre sujet décisionnel dans une sphère de juridiction donnée (c’est le modèle de la souveraineté territoriale et de ses articulations politico-administratives).
Voilà en quoi consiste le problème central : reconnaître le commun comme un autre degré, radicalement antagoniste, face à la déclinaison - pour l’instant exhaustive - du rapport public/privé ou État/marché.

Le commun, bien au contraire, refuse la concentration du pouvoir et tend plutôt à sa diffusion. Il prend comme modèle un « écosystème », c’est-à-dire une communauté d’individus ou de groupes sociaux liés entre eux par une structure en réseau ; et plus généralement il repousse la hiérarchisation (et la compétitivité produite par la logique de cette hiérarchisation), au profit d’un modèle collaboratif et participatif qui n’attribue jamais le pouvoir à une partie spécifique parmi d’autres appartenant au même tout, mais qui prend pour repère central l’intérêt même de ce tout.
Il est par conséquent essentiel de comprendre à quel point le fait de proposer qu’une entité (par exemple l’eau, ou l’université) soit considérée comme bien commun du point de vue de son gouvernement représente un virage à 180 degrés par rapport au trend, en apparence impossible à arrêter, de la privatisation. Cela ne signifie pas que cette perspective soit limitée à un retour à gestion publique, bureaucratique, autoritaire et corrompue. Le chemin à parcourir semble plutôt celui de l’institutionnalisation d’un gouvernement participé, coopératif, et susceptible d’impliquer de manière directe – avec des instruments nouveaux – les nouvelles communautés d’usagers et de travailleurs.

6) De cela dérive un dernière élément de discussion. Même quand les juristes cherchent à donner une définition positive du « commun » - en se référant par exemple à des biens ou a des mondes constitués (à nouveau : terre, eau, air, mais aussi monde biologique, informatique etc.) –, ils ne réussissent pas à s’en saisir s’ils ne se posent pas immédiatement le problème politique d’une action de constitution continue de ce même commun ; plus exactement : de sa governance ; plus exactement encore : du gouvernement démocratique du commun. Il faut de fait réfléchir attentivement à l’étrange condition par laquelle on se représente la soi-disant « nature » par rapport à la définition du commun. En ayant bien en tête que, quand on s’occupe des mondes constitués, on ne peut pas désinvestir la nature, c’est-à-dire la libérer de cet investissement massif qu’elle a subi et souvent, de manière autonome, reproduit – comme s’il était possible de désarticuler le monde vécu et de le séparer de ces pratiques sociales qui ont transformé la nature elle-même ; qui ont vu la nature réagir positivement – par exemple certaines figures nouvelles de la sexualité, certains affects transformateurs du féminisme, certains nouveaux usages liés aux progrès de la médecine et des biotechnologies, la jouissance d’un appareil de Welfare solide, etc, qui devront, tous, amener à requalifier le concept même de ce que nous entendons par « nature ». Dans les zones de frontière entre le social et le naturel, dans ces régions où, plus que partout ailleurs, le monde vécu s’agence avec le monde naturel, il s’agira alors de réagir et d’agir – bien plus qu’à partir de toutes les élucubrations politiques de la théorie de la décroissance et des dispositifs de l’extrémisme écologique.
L’hypothèse d’un « retour à la nature » n’est pas alternative au capitalisme, elle en découle bien plutôt, et lui est symétrique, parce qu’elles ont en commun une « domestication » intégrale de la nature. On en revient – ici comme ailleurs – revient au problème de la production : comment ferons-nous pour inventer des valeurs et à organiser une force qui permettent de déraciner la production hors du développement capitaliste ; mais aussi : comment ferons-nous pour l’arracher à toutes les utopies parasitaires de la décroissance ? Le commun se situe sur ce terrain.

7) Deux hypothèses de travail, pour finir.
Il faudrait recommencer à étudier la planification – surtout celle de l’époque soviétique – parce qu’il y vivait sans doute l’utopie d’une « approximation » ou d’un voisinage avec le commun. Le thème du commun en tant que « troisième genre » doit en effet tenir compte de la crise du public et il faut que nous insérions notre recherche précisément là où la crise du public est la plus forte – or la planification soviétique a représenté de ce point de vue la pointe aiguë de la crise d’un public porté à sa dimension extrême.
Au-delà de cela, il faudrait revenir également, d’un point de vue politiquement, aux nouvelles technologies informatiques, afin reprendre celles-ci à la lumière de ce nœud dont il nous faut venir à bout : la construction démocratique du commun.

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